Le château de Versailles et la Maison Guerlain proposent en série limitée et numérotée un parfum inédit, le bouquet de la Reine. À cette occasion, Les Carnets ont visité l’un des lieux de fabrication du parfum et ont rencontré le parfumeur de la Maison, Thierry Wasser, qui a eu la délicate tâche de mettre Versailles en flacon.
Comment êtes-vous devenu parfumeur ?
Un peu par hasard. J’ai grandi en Suisse. Dans les années 1980 j’ai entendu parler d’une école de parfumerie à Genève. Je devais avoir 19 ans, je venais de finir un apprentissage d’herboriste et je ne savais pas trop quoi faire. Je me suis dit, tiens, essayons. Et depuis que je suis tombé dans cette marmite-là, je n’en suis plus jamais ressorti.
Où puisez-vous vos sources d’inspiration ?
Je passe passablement de temps à l’étranger que ce soit en Inde, en Afrique pour acheter nos matières premières. Ces voyages sont des sources d’inspiration énormes. Vous créez un imaginaire autour d’une situation et ensuite vous essayez de la traduire en parfum. Un écrivain utilisera des mots pour raconter des histoires. Mes mots ce sont des odeurs. Il n’empêche que je dois faire des phrases, des paragraphes, des chapitres pour raconter mon histoire.
Pouvez-vous préciser en quoi consiste cette « écriture de l’odeur » ?
La genèse d’un parfum est une démarche intellectuelle. On l’a en tête et, ensuite, on fait d’incessants aller-retours avec le laboratoire, pour que la forme imaginée soit physiquement dans le flacon. Parfois, c’est frustrant parce que vous n’arrivez pas à exprimer la vision que vous aviez avec la sensibilité, la subtilité que vous souhaitez. Les parfums les plus jeunes, ceux que je crée, ont besoin de beaucoup d’attention. Le parfum est une matière vivante, avec une maturation des concentrés, une macération avec l’alcool… Cette évolution doit être surveillée jusqu’à un an après que le parfum a été créé, pour savoir comment on va le retrouver dans un flacon. Donc là je suis un peu pépiniériste. Je m’occupe de suivre cette évolution pour que nous soyons satisfaits de la stabilité du parfum.
Qu’en est-il des parfums historiques de la Maison Guerlain, dont les premiers datent du XIXe siècle ? Intervenez-vous aussi dans leur production ?
Comme nos plus anciens parfums – l’Eau de Cologne Impériale qui date de 1853, par exemple – sont encore manufacturés aujourd’hui, je dois m’occuper de l’achat des matières premières pour les parfums les plus anciens.
Mais est-ce vraiment possible de récolter les mêmes ingrédients aussi longtemps après l’invention de la formule ? Certaines matières ne deviennent-elles pas trop rares ou trop précieuses pour être exploitées ?
Lorsque vous avez un problème d’approvisionnement, vous impulsez des actions qui s’inscrivent dans la durée : dans le cas, par exemple, du bois de Santal, on plante environ 10 000 arbres par an en partenariat avec notre distillateur sur place, pour assurer la pérennité du Santal Blanc, nécessaires à la fabrication de Samsara, Shalimar, etc. Il faut que les producteurs prennent conscience que lorsqu’on exploite une source, il faut réfléchir un peu plus loin que le bout de son nez et imaginer à moyen et long terme des options qui nous permettent d’avoir cette matière première disponible. Ces plantations font en sorte que, dans 15 ans, Guerlain pourra continuer à avoir du Santal de qualité. Mais il faut attendre quinze ans… En attendant, on se fournit grâce à des ventes aux enchères, par exemple, organisées par les gouvernements.
Avez-vous des fragrances de prédilection ?
Depuis 2008, je suis tombé dans la rose, et en particulier la rose bulgare. Il faut comprendre aussi que la Maison Guerlain a un poids historique qui vous donne une certaine signature dans votre propre façon d’écrire. On a beaucoup parlé de « Guerlinade » qui est une association des matières premières fétiches de Jacques Guerlain et qui sont encore primordiales pour nous aujourd’hui, comme le tonka, la vanille, l’iris, la rose, le jasmin et la bergamote. L’usage de ces matières se reconnaît en écho avec les anciens parfums. Ceux de Jean-Paul Guerlain, par exemple, comme Nahema ou Samsara. Ou Habit Rouge de Jean-Paul Guerlain. On devine cette signature que l’on peut reconnaître dans des Shalimar, etc. Que ce soit une Petite Robe Noire, un Habit Rouge ou un Shalimar, une marque de fabrique se crée génération après génération.
Lorsque vous avez un problème d’approvisionnement, vous impulsez des actions qui s’inscrivent dans la durée : dans le cas du bois de Santal, on plante 10 000 arbres par an [...]. Ces plantations font en sorte que, dans 15 ans, Guerlain pourra continuer à avoir du Santal de qualité.
Votre prochain parfum, en partenariat avec le château de Versailles se nomme le bouquet de la Reine et s’inspire notamment de la reine Marie-Antoinette. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette nouvelle source d’inspiration historique ?
Évidemment, il y avait le Portrait à la rose, mais c’était un peu téléphoné de faire une création descriptive de la toile. Tout ce que j’ai pu lire, voir à son sujet m’a influencé. J’ai retenu du domaine de Trianon, des notes de jasmin, cette fleur blanche extrêmement radieuse, des notes fraîches, vertes, très végétales. Vous voyez le soleil, cette jeune femme qui, lorsqu’elle est arrivée aimait la nature et regrettait le carcan de l’étiquette de Versailles. J’ai essayé de créer une composition qui traduit cette échappée. C’est pour ça qu’on ressent une sorte de vent qui vient du galbanum, une note très verte et végétale, qui donne la réponse au jasmin. Dans les parfums que j’ai réussis, il y a toujours un contraste entre deux matières. Ici, le côté végétal et vert du galbanum et le jasmin solaire, qui peut paraître entêtant, créent une dynamique.
Vous êtes-vous promené à Trianon, pour sentir les fleurs dans les jardins, ressentir l’ambiance du lieu ?
J’y suis allé mais pas comme on irait faire son marché, plutôt comme un vrai touriste ! C’est une façon assez impressionniste de visiter Versailles et les jardins que j’ai essayé d’exprimer.
Vous nous disiez tout à l’heure revenir tout juste d’un voyage pour vous approvisionner en bergamote. Cette essence est justement présente dans le bouquet de la Reine…
La bergamote fait partie des matières fétiches de Guerlain. C’est une essence joyeuse. C’est un citrus qui a un côté floral. La bergamote étant un hybride de citron vert et d’orange amère, il y a quelque chose de complexe dans cette odeur. Ce n’est pas une orange, ce n’est pas un citron, ce n’est pas un grape-fruit… Cette bergamote a quelque chose de pétillant mais aussi d’aimable. Ce n’est pas acide comme un citron. Chaque année, la bergamote que nous utilisons vient de Calabre, dans le sud de l’Italie. On voit la Sicile depuis le détroit de Messine.
Si je comprends bien, vous choisissez vos essences végétales pour vos parfums un peu comme un vigneron, ses grappes de raison pour son vin…
C’est amusant. Sauf qu’on peut s’extasier et disserter pendant des heures sur une dégustation, millésime après millésime. Mais on ne veut surtout pas que son parfum soit millésimé. Ça ne doit pas changer. D’où l’avantage de faire des assemblages. Chaque année, nous essayons de pérenniser une qualité de bergamote, de jasmin, de rose qui est la nôtre. Comme nous ne pouvons pas obtenir les quantités qu’il nous faut chez un seul producteur, il nous faut assembler différents jardins. Et qui dit différents jardins dit différentes fleurs. Parfois c’est aussi différents distillateurs. Il faut donc chaque année composer avec la récolte – au même titre qu’en Champagne, il y a des blancs de blancs [vins issus exclusivement de cépage Chardonnay, ndlr] ou des assemblages plus ou moins complexes qui produisent une note spéciale. Et nous faisons de nos bergamotes, de nos jasmins, de nos roses, des spécialités. C’est un peu notre signature.
Lorsque vous créez un parfum, avez-vous en tête une silhouette, une tenue vestimentaire particulière à laquelle celui-ci viendrait s’associer ?
Non. À partir du moment où vous exprimez une histoire, et là je pense plus particulièrement à Marie-Antoinette, c’est la fantaisie d’un parfumeur qui exprime quelque chose. Maintenant la personne qui va recevoir ce parfum le recevra de façon personnelle. Elle doit l’adopter, l’aimer ou non. Je ne peux pas préjuger de qui aimera et de qui n’aimera pas. Ce n’est certainement pas mon problème. C’est trop abstrait pour imaginer même que je puisse me dire : « Ah, c’est destiné à telle sorte de personnage ». C’est le génie du flacon qui doit interpeller x, y z personnes. Mais je ne sais pas qui sont ces gens et je ne le saurai jamais. Je ne me pose même pas la question.
Avez-vous un modèle de parfumeur ?
Ici, on est gâté. Il y a Jean-Paul et Jacques Guerlain. Lorsque je suis arrivé pendant deux ans, de 2008 à 2010, M. Jean-Paul m’a donné les clés de la Maison. Ses assemblages de matières premières, ses expertises de manufacture… Il y a bel et bien eu une transmission, une connivence, un amour je dirais. Lui-même a été formé par son grand-père, Jacques. Il est assez remarquable de penser aujourd’hui que ce qu’il me dit ou me disait à l’époque, en tant que mentor, il le tient de quelqu’un qui est né en 1874. Et tous les trois faisons le même métier. La technique, les savoir-faire que j’ai acquis datent du XIXe siècle. En tant que créateur, même si vous avez une personnalité, elle se fond dans cette tradition.
Vous avez déjà pensé à former des jeunes prometteurs au métier pour assurer la relève ?
Je ne vais pas en former plusieurs. Le temps venu j’en formerai un ou une. Quand je suis arrivé, en 2008, j’étais un parfumeur confirmé. J’avais 25 ans de parfumerie derrière moi. Comme la tâche est multiple, que ce soit pour représenter la Maison, connaître son histoire, acheter les matières premières, inventer, il faudra un peu de temps. Je vais avoir 55 ans, donc il faut que je commence à y penser. Et j’y ai pensé. Mais je ne peux pas prendre des apprentis. Je ne suis pas équipé. Ce n’est pas une multinationale gigantesque. C’est au feeling que ça se passe.
La Maison Guerlain s’est aussi fait connaître grâce à ses flacons. Pouvez-vous nous parler du design choisi pour votre bouquet de la Reine ?
Le flacon est emblématique de Guerlain. Le Quadrilobé fait référence au bouchon sur lequel vous trouvez une forme de trèfle à quatre feuilles. Ce flacon a été créé pour Guerlain en 1908, pour un parfum qui s’appelle « Rue de la Paix ». C’était l’ouverture de la boutique de la rue de la Paix, après celle de la rue de Rivoli et juste avant celle sur les Champs Elysées, qui a ouvert en 1914. Ensuite, ce flacon Quadrilobé nous a permis d’habiller ou d’accompagner Naema, l’extrait Jicky, par exemple. Si on compare ce flacon à celui de l’Heure Bleue, totalement Art nouveau, avec des formes organiques, il est très sobre. Ici, on est presque en avance sur l’Art déco, en étant assez géométrique. Je trouve ce flacon, si l’on se remet dans les canons de l’époque, d’une grande modernité. Cette modernité nous permet de l’utiliser aujourd’hui avec autant de plaisir que notre fameux flacon Abeilles, emblématique de Guerlain. Pour le bouquet de la Reine, ce flacon a été habillé, décoré élégamment, avec un bijou dessiné par la Maison Desrues qui, depuis un plus d’un siècle, travaille pour la Haute Couture. C’est un travail d’une minutie extrême. L’habillage final des flacons est ensuite confié à nos Dames de table, qui les « baudruchent » et « barbichent » (le fil de soie est coupé, peigné et égalisé pour former une petite barbiche).